Harkot l'expert fit lentement glisser le capuchon de son acaba pourpre sur ses épaules et observa attentivement son visage reflété par la glace-eau ogivale qui se dressait au centre du bassin de raïental rouge et parfumé.

Sa peau d'une vilaine teinte pisseuse tirant sur le vert-de-gris lui parut insupportablement rugueuse, raboteuse, en comparaison des épidermes lisses et soyeux des humains. S'ajoutait à cette disgrâce épithéliale la grotesque difformité d'un crâne proéminent pelé, aussi crevassé qu'un erg rocailleux des provinces brûlées du satellite Osgor. Quant à ses yeux globuleux et uniformément noirs, ils inspiraient une répugnance viscérale aux humains, principalement aux individus femelles dont la sensibilité s'accommodait mal de leur absence d'expression.

Harkot n'était pas un être sexué, né de l'accouplement d'un mâle et d'une femelle, mais un Scaythe, un germe d'Hyponéros développé dans une cuve matricielle. Il avait été fabriqué de toutes pièces par les maîtres d'Hyponéros puis expédié en compagnie de dix mille autres caricatures d'humains sur les mondes recensés, il était l'un de ceux qui faisaient partie de l'obscur pian de conquête des mondes du bord de la Voie lactée. Un plan dont seul Pamynx, le Scaythe des Echelons supérieurs, connaissait les étapes.

Harkot n'était pas censé éprouver de sentiments individuels tels que l'affection, la jalousie, la colère... mais obéir aux impulsions collectives lancées par l'Hyponériarcat, le conglomérat des maîtres germes, et répercutées par Pamynx, l'antenne principale. Or il souffrait de la répulsion que déclenchait son apparence physique : elle creusait d'infranchissables fossés entre ses interlocuteurs et lui. Bien entendu, il ne s'en était jamais ouvert à ses frères de cuve matricielle, totalement imperméables à ce genre d'état d'âme. Ils n'avaient d'ailleurs pas d'âme, pas au sens où l'entendait l'humanité. Il endurait sa souffrance, qui se transformait parfois en véritable torture, dans les profondeurs de son silence intérieur.

Peut-être ses circuits mentaux étaient-ils défaillants ? Un Scaythe ordinaire en aurait immédiatement informé Pamynx qui l'aurait renvoyé sur Hyponéros : son corps physique aurait alors été dissous, son germe vital récupéré, étudié, puis réinjecté dans une autre enveloppe matérielle ou dans le conglomérat de l'Hyponériarcat.

L'aspect monstrueux d'Harkot — monstrueux sur les mondes recensés, ailleurs c'était peut-être différent... — l'empêchait d'être reconnu à sa juste valeur par la superficielle coterie syracusaine. Ce besoin de reconnaissance individuelle montrait qu'il était devenu un germe atypique, extravagant, incontrôlable, mais qu'importe ! Il voulait que les humains, qui s'abaissaient sans honte à quémander les services des Scaythes pour protéger leur esprit ou investir celui des autres, l'invitent à leurs frivoles jeux de société... Ou sa vengeance (la vengeance n'était pas non plus une caractéristique scaythe) serait terrible !

Car ces mêmes humains qui lui témoignaient tant de mépris avaient désormais tout à craindre de lui. Ils ignoraient qu'il était sorti de son séjour dans la cuve matricielle avec des facultés mentales hors du commun des Scaythes. Il était l'élève préféré de Pamynx : c'était lui que le connétable avait choisi pour les premières expérimentations de la mort mentale, pour l'exécution du seigneur Ranti Ang, lui qui avait été élevé à la distinction d'expert, lui à qui on avait solennellement remis l'acaba pourpre. Les humains ne mesuraient pas sa véritable importance lorsqu'il déambulait dans les interminables couloirs du nouveau palais impérial, tête soustraite à l'aversion des regards environnants par le profond capuchon de son acaba.

Ils ne se rendaient pas compte, ces courtisans murés dans leur stupide vanité, qu'il avait le pouvoir de fouiner en toute liberté dans leur futile cervelet d'oiseau, qu'il traversait avec une facilité déconcertante le dérisoire barrage mental dressé par les protecteurs qui les suivaient pas à pas. Une fois installé dans leurs pensées, il lui aurait suffi d'émettre une toute petite impulsion pour les tuer. Et eux, inconscients du danger mortel qui planait à chaque seconde sur leur tête, continuaient de fanfaronner et de pépier dans leurs somptueux plumages de basse-cour.

Harkot ne s'était pas contenté d'être un germe surdoué : il avait passé la majeure partie de son temps libre, le temps qui n'était pas consacré à l'exécution du plan, à explorer sans relâche les profondeurs de son mental, ces rivages inconnus sur lesquels d'autres auraient eu peur de s'échouer. Il avait ainsi développé de nouvelles ondes télépathiques d'une fréquence tellement subtile qu'elles se glissaient sans laisser de traces au travers des mailles du filet tendu par ses complanétaires protecteurs de pensées (la protection de pensées était le fruit d'une géniale impulsion de l'Hyponériarcat, elle induisait une dépendance, un affaiblissement du potentiel psychique humain). Harkot se servait donc sans vergogne — la vergogne n'était pas non plus l'une des caractéristiques des Scaythes r-des cerveaux des courtisans comme d'un champ vivant et concret d'expérimentation.

Les dignitaires de la cour de Vénicia, qui se croyaient ingénument à l'abri des indiscrétions, étaient loin de se douter qu'Harkot venait de temps à autre leur rendre de clandestines visites. Il prenait un malin plaisir à faire l'inventaire complet de leurs pensées occultes, à explorer leur face cachée, inavouable, sordide. Il savait à peu près tout ce qu'il ne fallait pas savoir sur eux.

Bien sûr, les agissements secrets d'Harkot constituaient une incontestable violation du code d'honneur de la Protection, mais ce code était aussi l'une des impulsions des germes maîtres, une idée destinée à rassurer, un leurre. L'honneur restait donc un critère purement fictif, un concept abstrait dont ii n'avait pas à tenir compte.

Ce qui le passionnait, c'était de découvrir les méandres tortueux des esprits humains, cette extraordinaire complexité qui, comme les mémodisques bourrés de données, les surchargeait, les ralentissait, cette façon qu'ils avaient de présenter en public, et même parfois en privé, une ou plusieurs facettes soigneusement sélectionnées. Les humains avaient des capacités supérieures à pratiquement toutes les espèces peuplant l'univers connu, mais ils préféraient se consacrer à l'assouvissement de leurs sens, ces grossières excitations qui les détournaient sans cesse d'eux-mêmes. Ils n'exploitaient pas le centième de leur potentiel et ce serait un jeu d'enfant pour les maîtres germes que de le réduire encore et encore jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. À dix mille, les Scaythes étaient sur le point d'occuper une grande partie de la Voie lactée. Harkot ne savait pas exactement ce que comptaient faire les maîtres germes, mais il présumait qu'ils poseraient des antennes majeures sur chaque monde et qu'ils poursuivraient leur stratégie d'expansion matricielle. Maintenant qu'il avait une perception individuelle, égocentrique des choses, il se demandait quelle serait sa place dans cette phase du plan. Il n'avait pas envie de rejoindre les anciens, ceux qui avaient accompli leur rôle, dans le conglomérat permanent où il serait amalgamé à d'autres germes dans l'une des deux entités dirigeantes. Il recherchait activement une solution pour couper le cordon mental avec l'Hyponériarcat, car désormais il voulait vivre pour lui-même.

Une folle témérité l'avait poussé à violer les esprits des dignitaires les plus proches de Menati Ang lui-même, et ce en présence de Pamynx, un Scaythe des Echelons supérieurs pourtant, mais qui, en l'occurrence, s'était avéré incapable d'intercepter ses ondes investigatrices subtiles. Enivré par sa réussite, Harkot avait alors eu l'impression que rien ne pourrait entraver son ascension, que l'univers entier était sur le point de lui appartenir. A partir de ce moment, aucun obstacle ne lui avait paru insurmontable.

Comme ce soir-là, où il avait été convoqué par l'empereur pour la mise au point anodine de l'exécution mentale d'un grand courtisan. Il s'était octroyé l'ultime audace de s'infiltrer dans l'esprit de son souverain étroitement gardé par quatre protecteurs triés sur le volet. C'était un défi qu'il lançait à la face des humains et à la face des Scaythes. Il n'était ni l'un ni l'autre mais l'un et l'autre, un mutant, le premier chaînon d'une nouvelle espèce. Il s'était glissé avec une lenteur gourmande, perverse, dans les arcanes du cerveau de l'empereur, et les acabas blanc et rouge de ses frères de cuve étaient demeurées parfaitement immobiles. Ils ne se montraient pas négligents mais dépassés, inadaptés. L'acaba bleue de Pamynx, également présent à cette entrevue, n'avait pas davantage frémi.

Et voici ce que Harkot, conquérant intangible et volatile qui n'oublie pas de soutenir la banale conversation de surface, découvre dans l'esprit de Menati Ang... Des choses surprenantes, passionnantes, dont la divulgation publique provoquerait certainement de sérieux remous au sein de la cour... Il y a d'abord, omniprésent, le corps de dame Sibrit, la veuve du seigneur Ranti (assassiné par ses bons soins, d'ailleurs, malicieux clin d'œil du destin). Dame Sibrit hante l'empereur à un point tel que son désir d'elle, ce désir sexuel que les Scaythes ne connaissent ni ne comprennent, se mue en névrose, en obsession. Ce souverain, ce maître illusoire des mondes recensés, cet homme qui règne sur des milliards d'êtres humains, se trouve à la merci d'un corps femelle à la peau laiteuse. Il veut posséder dame Sibrit avec rage, mais à la condition qu'elle partage cette envie, qu'il n'ait pas à en triompher par la force ou la menace. Il ne doit rien laisser paraître de cet amour brutal, animal, qu'il dissimule sous son contrôle mental mais qui ressurgit à chaque instant comme la lave brûlante d'un volcan. Harkot est frappé par cette gigantesque faille. Il se dit qu'il y a là quelque chose à exploiter. Il compare à la sienne la souffrance secrète de l'empereur, repoussé sans ménagement par celle qu'il s'acharne à conquérir. Comme lui, Menati Ang éprouve le besoin d'être reconnu par quelqu'un qui s'obstine à le dédaigner.

La deuxième préoccupation majeure du Ang concerne le connétable Pamynx. L'empereur, qui, comme tout être humain, restreint inconsciemment son potentiel psychique, se méfie de Pamynx. Et cette méfiance frôle la paranoïa : le rôle essentiel du connétable dans la chute de la Confédération de Naflin a renforcé sa position dans la nouvelle organisation de l'empire. Menati Ang craint maintenant que la redoutable efficacité de Pamynx ne se retourne contre lui comme elle s'est retournée contre son frère Ranti. Cette peur le pousse à rechercher en secret un moyen de se débarrasser du connétable, personnage encombrant dont l'ombre devient gênante. Pour le moment, Menati Ang est dans l'incapacité de tenter quoi que ce soit contre Pamynx, car ce dernier ne manquerait pas de déceler instantanément toute manœuvre visant à le neutraliser. L'empereur n'est donc ni plus ni moins que l'otage des Scaythes ainsi, d'ailleurs, que le prévoyait la cinquième étape du plan de l'Hyponériarcat.

« Nous en avons terminé mais vous pouvez rester, sieur Harkot », dit l'empereur.

Il assiste donc, en spectateur d'autant plus intéressé qu'il ne se contente pas des apparences, à l'interminable défilé des grands courtisans. Ils viennent mendier une entrevue avec l'empereur dans l'unique et incroyable but de consolider leur image auprès des autres courtisans. Harkot se réjouit de discerner leurs véritables sentiments envers leur souverain, leur envie, leur rancœur, leur haine, leurs raisonnements tortueux, mesquins, prodigieusement calculateurs. Et toutes ces pensées s'agitent comme des serpents furieux derrière des masques souriants, grimaçants (la fameuse auto-psykè-défense dont sont si fiers les Syracusains... quelle dérision !), derrière des attitudes onctueuses, flagorneuses, derrière aussi les rassurants barrages érigés par leurs protecteurs mentaux. Quant à l'empereur, il juge ses complanétaires prétentieux, sots et ridicules mais il s'emploie à dissimuler son mépris sous de mielleux sourires diplomatiques. C'est cela l'ego, se dit Harkot, cette manière d'évoluer dans l'environnement en essayant d'en tirer avantage, de le ramener à soi.

Il a la chance d'être le témoin privilégié de la visite hebdomadaire de courtoisie du muffi Barrofill le Vingt-quatrième, le Pasteur Infaillible de l'Eglise du Kreuz. La triple personnalité du vieillard le fascine : sa face menue, toute en angles et en arêtes, enserrée dans le cache-tête de son colancor blanc, s'empâte d'une hypocrisie de chattemite. Harkot vole à travers les différents barrages mentaux, passe avec dextérité d'un esprit à l'autre et observe la lutte d'influence à laquelle se livrent les pouvoirs temporel et spirituel de l'empire. Barrofill le Vingt-quatrième sait pertinemment que Menati Ang et le connétable ont besoin de la formidable structure sur laquelle il règne avec une jalousie féroce et il profite de cet état de fait pour imposer ses conditions, exorbitantes, tyranniques. Le muffi est un pion majeur sur l'échiquier Ang, mais comme il est totalement dénué de scrupules, il ne lésine pas sur les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à ses fins, des fins très personnelles. Ce monstre d'habileté politique cultive l'art de la forme irréprochable, s'entoure frileusement d'un voile de sainteté, amasse biens et fortune, sème des jalons pour une future canonisation et s'adonne dans le même temps à la plus crapuleuse des débauches. Harkot est séduit par la virtuosité du souverain pontife, qui s'y entend parfaitement pour tromper son monde, Pamynx compris. Cette modestie théâtrale, cette voix de fausset, ce corps décharné, ces petits yeux sombres et luisants, cette volonté affichée de ne se soucier que du seul profit de l'Eglise sont sa parure, son habit. Le désir de passer à la postérité, l'image qu'il souhaite laisser de lui, tel est son but. Le pouvoir et le plaisir des sens en sont le moteur...

La semaine qui avait suivi cette instructive soirée, Harkot, expert et tueur mental, s'était astreint à intercepter toute communication mentale transmise au connétable Pamynx par ses différents relais ou antennes mineures. Il y avait déniché des informations très intéressantes. Il avait entre autres éventé le secret du complot qui se tramait contre le muffi dont l'intransigeance était désormais jugée inacceptable par Menati Ang et le connétable. Ils avaient décidé de se débarrasser de Barrofill le Vingt-quatrième et de le remplacer par un cardinal au caractère plus accommodant, par une marionnette qu'ils pourraient manipuler à loisir. Ils avaient déjà contacté quelques cardinaux qui, contre promesses d'exarchats et d'argent, avaient été chargés de préparer le terrain, de tempérer les secousses que ne manquerait pas de provoquer la succession pontificale. Ils avaient également prévu que Pamynx ordonnerait aux protecteurs du Pasteur Infaillible de se parjurer et qu'un tueur mental irait lui régler son compte dans ses appartements du palais épiscopal. On mettrait sa mort subite sur le compte d'une maladie foudroyante (procédure analogue à celle utilisée dans le cas Ranti Ang). Et l'on ferait appel à l'expert, c'est-à-dire à lui-même, Harkot, pour l'accomplissement de cette basse besogne.

Mais Harkot, qui avait immédiatement compris tout le parti qu'il pourrait tirer de cette situation, n'avait pas attendu d'être convoqué par le connétable pour filer dare-dare jusqu'au palais épiscopal. Il avait pris la précaution de s'y rendre à pied par des ruelles détournées, ombre pourpre dans la nuit syracusaine enluminée de trois des cinq satellites nocturnes.

Les difficultés réelles avaient commencé à l'entrée du palais. Il s'était heurté aux vicaires de l'Eglise, des ultras du kreuzianisme, identifiables à leur colancor et chasuble noirs, qui montaient la garde sous le porche monumental de l'entrée. La première condition d'accès à ce corps administratif d'élite était l'ablation volontaire et solennelle des organes génitaux, qu'on exposait ensuite à l'intérieur de bulles-air dans la salle dite Caveau des Châtrés. Par dérision, les autres membres du clergé kreuzien les surnommaient les eunuques de la Grande Bergerie, mais ils les craignaient comme la peste nucléaire : les vicaires vivaient en permanence dans l'entourage du muffi et avaient une grande influence sur les mouvements hiérarchiques au sein de l'Eglise.

Harkot avait été d'abord reçu par un jeune vicaire au regard trouble et aux joues couperosées qui l'avait assommé de questions aussi stupides les unes que les autres, puis qui l'avait laissé se morfondre durant de longues heures dans une sinistre salle d'attente. Ensuite, quelqu'un d'autre était venu lui annoncer qu'il ne pourrait obtenir audience cette nuit, qu'il fallait prendre rendez-vous plusieurs mois à l'avance.

« Le muffi est débordé de travail, monsieur ! Son temps est précieux. Faites comme les autres, inscrivez-vous pour un entretien privé et peut-être qu'un secrétaire du Pasteur Infaillible daignera vous recevoir... »

Harkot avait résisté à la tentation de tuer froidement son arrogant interlocuteur et avait expliqué, calmement mais fermement, que l'information qu'il se devait de communiquer à Barrofill le Vingt-quatrième, et à lui seul, revêtait une importance capitale pour l'Eglise et que toute personne qui refuserait de l'aider s'en mordrait tôt ou tard les doigts. L'autre avait encore résisté, mais Harkot avait provoqué un tel remue-ménage qu'une autre grande araignée noire et lugubre, occupant un vague poste de responsabilité, avait été tirée de son sommeil et, de fort méchante humeur, s'en était venue voir de quel tumulte il retournait.

Lorsqu'on lui avait rapporté qu'un étranger au palais, un Scaythe d'Hyponéros, se montrait assez naïf pour présumer qu'il était possible de rencontrer Sa Sainteté sans avoir pris rendez-vous et à une heure aussi indue de la nuit, la grande araignée s'était fendue d'un horrible sourire.

« Impossible ! Impossible ! avait-elle déclaré d'une étrange voix fluette. Une autre fois, une autre fois ! Prenez rendez-vous ! Rendez-vous ! »

Les vicaires avaient toisé le tueur mental de regards emplis de méfiance frustrée et maladive sans se douter un seul instant que leur obstination leur faisait encourir un danger mortel. Au moment où Harkot avait fini par perdre patience et s'était résigné, en dernier ressort, à puiser dans ses terribles ressources mentales, l'intrusion inopinée d'un cardinal violet et pourpre, suivi de ses deux protecteurs de pensées, les avait sauvés d'une mort certaine.

« Que se passe-t-il ici ? » avait tonné le cardinal Frajius Molanaiiphul, individu suffisant et bouffi, éminence grise et ami intime de Barrofill le Vingt-quatrième. (L'intimité allait, en l'occurrence, jusqu'à fournir au Pasteur Infaillible les innocentes victimes de ses convoitises sexuelles, Harkot l'avait lu dans l'esprit du cardinal lors d'une réception à la cour.)

Frajius Molanaliphtil avait étroitement participé à l'organisation de l'assassinat de Ranti Ang. Il reconnut donc, en dépit de l'ample capuchon qui recouvrait en partie son visage, le tueur mental chargé de l'exécution de l'ancien seigneur de Syracusa.

« Je m'occupe de lui ! avait-il déclaré aux vicaires. J'en réponds personnellement ! »

Les araignées noires et caquetantes s'en étaient retournées, déçues, à leurs mornes turpitudes administratives. Harkot avait fourni au cardinal une explication incomplète, expurgée, de sa présence nocturne et anonyme dans les couloirs du palais épiscopal, mais elle avait suffi à convaincre le prélat qui l'avait assuré de son total soutien. Le Scaythe ne s'était pas contenté de cette promesse verbale : il s'était rapidement glissé dans les pensées du cardinal, bien mal défendues par ses protecteurs, et avait vérifié la sincérité de ses intentions secondes. Rassuré sur ce point — Frajius Molanaliphtil n'agissait que dans l'intérêt du muffi, à qui il était entièrement redevable de sa rapide ascension dans la hiérarchie ecclésiastique —, Harkot s'était tranquillement laissé guider dans un dédale de couloirs obscurs et déserts jusqu'à cette petite salle claire, ornée d'un bassin de raïental et d'une splendide glace-eau. Cela faisait maintenant un peu plus de deux heures que le cardinal lui avait demandé de patienter.

Il rajusta le capuchon de son acaba et tira rageusement un rideau pourpre sur son visage jaunâtre qui dansait sur le miroir formé de gouttes compactes et irisées.

Bien qu'il eût un certain nombre de cartes maîtresses en main, la partie n'était pas gagnée d'avance. Il lui fallait encore jouer finement, de manière serrée : le muffi n'était pas un adversaire à s'en laisser facilement conter. Mais si tout se déroulait comme prévu, son importance et sa valeur seraient alors reconnues de tous, il inspirerait la terreur à ces humains qui l'avaient tenu à l'écart, qui l'avaient rejeté, nié, humilié, enfermé dans la cage étouffante de leur mépris. Il se réjouissait à l'avance de ce retournement de situation, imaginait les mines patelines, les simagrées et la frayeur intérieure des grands courtisans qui viendraient se prosterner à ses pieds les uns après les autres. La seule inconnue restait la réaction des maîtres germes. L'Hyponériarcat chercherait-il à l'éliminer, et si oui comment s'y prendrait-il ? Par une impulsion de dissolution?...

Harkot perçut la présence de Barrofill le Vingt-quatrième bien avant que le pontife ne fasse son entrée. Le Pasteur Infaillible avait collé son œil de fouine contre un mouchard sans tain enchâssé dans une cloison. Il ne laissait à personne d'autre le soin de vérifier l'identité du visiteur. Le tueur mental ne fut donc pas surpris de l'apparition du muffi, vêtu d'un colancor de nuit vert bouteille et d'une robe de chambre or à festons d'optalium blanc. Le vieillard ne tentait pas de cacher l'humeur massacrante qui se déposait sur ses traits anguleux. Il avait été brutalement arraché à son inavouable activité nocturne : malgré les écrans parasites et inutiles dressés par les protecteurs de pensées et les inquisiteurs qui se tenaient dans l'ombre d'un couloir contigu, Harkot avait instantanément plongé dans l'esprit du muffi et y avait rencontré les corps nus, graciles et parfumés, de garçonnets et de fillettes achetés à prix d'or sur des marchés clandestins. Un sort funeste attendait ces enfants au petit jour car, après qu'ils avaient été servis en pâture à la luxure pontificale, ils devenaient les innocents, donc dangereux, détenteurs de lourds et indivulgables secrets. De plus, les médecins de la C.C.P.S. du palais épiscopal récupéraient leurs organes, leurs cheveux et leur moelle épinière pour les cures de jouvence.

Harkot put mesurer l'extrême compacité de la méfiance du Pasteur Infaillible. Il n'avait accepté de recevoir son visiteur importun que mû par la curiosité maladive de découvrir quel nouveau piège on cherchait à lui tendre. D'ailleurs, c'était en grande partie sur cette suspicion maladive, paranoïaque, qu'avait compté Harkot pour mener à bien son projet.

Le muffi tentait de lui faire croire qu'il le recevait seul, à découvert, stratagème qu'il utilisait systématiquement pour endormir la vigilance de ses visiteurs et qui était censé faciliter la tâche de ses inquisiteurs personnels chargés de déceler leurs véritables intentions. Cette petite mise en scène divertit franchement Harkot.

Le Pasteur Infaillible n'avait visiblement pas eu le temps de se pomponner comme il en avait l'habitude lorsqu'il accordait une audience. Il n'était pas en mesure de tricher sur son apparence physique. Son visage las, sillonné de rides profondes, les poches jaunes sous ses petits yeux perforants et les taches brunes sur sa peau crevassée trahissaient cruellement un âge avancé, pour ne pas dire canonique.

Il darda ses yeux de serpent sur le tueur mental. Harkot ne s'en formalisa pas, persuadé que le chef de l'Eglise kreuzienne le contemplerait d'un tout autre regard après les informations qu'il lui aurait livrées.

« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda Barrofill le Vingt-quatrième sans préambule, agacé, désireux de renvoyer l'intrus au plus vite mais aussi avide de percer le mystère de sa démarche.

— Je suis Harkot, Scaythe d'Hyponéros, tueur mental élevé au grade d'expert, Votre Sainteté », répondit son vis-à-vis d'une voix neutre, calme, parfaitement maîtrisée, dont le timbre grave et métallique contrastait fortement avec celui, fluet et haut perché, du muffi.

Barrofill le Vingt-quatrième contourna le bassin de raïental et se plaça en face du Scaythe, de l'autre côté du miroir formé par les gouttes d'eau.

« Pour l'instant, nous sommes dans un domaine connu ! ricana-t-il. Comment ne connaîtrais-je pas, au moins de réputation, celui qui s'est si bien acquitté de l'exécution mentale de Ranti Ang ? Vos pairs vous considèrent comme un élément très brillant, très prometteur, monsieur l'expert. Bien, vous avez correctement répondu à la première partie de ma question. A présent, il ne vous reste plus qu'à me confier le but de votre présence en ces lieux. Est-ce l'empereur qui vous envoie ? Est-ce le connétable ? De grâce, veuillez parler sans détour ! Ni vous ni moi n'avons à perdre de temps enjeux divinatoires...

— Je suis tout à fait de votre avis, Votre Sainteté, dit Harkot. Contrairement à ce que vous semblez croire, ni l'empereur ni le connétable n'ont rien à voir avec ma démarche qui est le fruit d'une initiative strictement personnelle. Il se trouve que j'ai... disons, surpris de manière indiscrète une conversation traitant d'un sujet qui vous tient particulièrement à cœur, puisqu'il s'agit de vous. Une conversation en haut lieu... »

Barrofill le Vingt-quatrième se pencha sur le côté du miroir-eau, lança un coup d'œil à la fois incrédule et ironique au tueur mental et s'esclaffa.

« Juste ciel ! La révélation de grande importance que voilà ! »

Il s'assit précautionneusement sur le rebord du bassin circulaire et libéra un petit rire qui vrilla le système nerveux central du Scaythe.

« Ainsi, vous avez eu l'audace de transgresser votre serment d'allégeance au connétable, de franchir en toute hâte la moitié de Vénicia et de créer un esclandre avec les vicaires du palais dans le seul but de courir m'annoncer en catastrophe que ces messieurs tiennent des propos désobligeants sur ma modeste personne!... La prochaine fois, demandez au Kreuz de vous éclairer, monsieur l'expert ! Vous vous êtes donné beaucoup de mal pour rien, je le crains ! Dites-vous bien que cela fait des années que l'on médit de moi ! Et je ne m'en porte pas plus mal, voyez par vous-même... J'ai pris la bonne habitude de ne pas croire toutes les sornettes crachées par les mauvaises langues. Ah, vraiment, la belle affaire ! Vous auriez pu épargner votre peine, sieur Harkot ! Et la mienne par la même occasion ! »

Cette causticité bonhomme et méprisante masquait le trouble du muffi. Son oreille droite recelait un minuscule micro superfluide grâce auquel ses inquisiteurs étaient censés lui transmettre instantanément les informations qu'ils captaient dans l'esprit du visiteur. Mais pour l'instant il ne percevait rien d'autre que leur souffle. Le terrain n'était donc pas encore balisé et il cherchait à gagner du temps. Harkot refoula sa furieuse envie de faire ravaler son détestable humour et sa morgue au vieillard ratatiné assis sur la margelle du bassin. Pour le moment, il avait besoin de lui. Plus tard, il serait toujours temps de lui rendre la monnaie de sa pièce.

« Certes, Votre Sainteté, reprit-il, imperturbable, ce n'est pas la première fois que vous servez de cible aux médisances et je ne me serais pas permis de vous déranger pour de pareilles vétilles. Je m'en voudrais donc que vous persistiez à me considérer comme un imbécile... Il peut advenir, en effet, que ces calomnies aient de concrètes et fâcheuses répercussions : ainsi, lors de ce conciliabule diffamatoire que j'eus la bonne fortune d'intercepter, l'empereur et le connétable s'entretenaient avec beaucoup de conviction de... eh bien, de votre mort, Votre Sainteté. Oui, c'est cela, de votre mort... »

Harkot se tut et observa l'effet de ses paroles sur le Pasteur Infaillible tassé dans sa robe de chambre dorée et festonnée. Il admira la qualité de son A.P.D. : le contrôle mental n'était, chez le muffi, ni un vain mot ni un simple concept. Ses traits usés demeurèrent complètement impassibles pendant qu'un violent tourbillon de pensées se levait dans son esprit assombri. Et les inquisiteurs ne se manifestaient toujours pas, comme s'ils étaient incapables de percer les intentions réelles du visiteur. Le micro superfluide restait obstinément muet. Harkot, spectateur indécelable, se délectait avec gourmandise de la tempête tumultueuse qui se déchaînait sous le crâne du vieillard.

« Me tuer?... Me tuer ? regimba le muffi. Voyons, monsieur l'expert, quel intérêt auraient-ils à me tuer ?... Vous vous êtes sans doute mépris sur le sens de leurs intentions...

— Non, Votre Sainteté, affirma le Scaythe, péremptoire.

— Mais comment êtes-vous informé de cela ? Qui vous l'a appris ? Et ne venez pas me dire que l'empereur et le connétable se livrent à ce genre de petit jeu sans prendre un luxe inouï de précautions ! »

Le ton avait perdu de sa superbe et trahissait à la fois la peur et l'irritation.

« Je le sais, c'est tout, rétorqua Harkot qui entretint à dessein le climat de mystère. Je sais également que le tueur mental sera probablement le même que celui qui fut désigné pour l'exécution de Ranti Ang, c'est-à-dire moi-même. Que voulez-vous, je suis très demandé : je suis le seul expert sur la place de Vénicia... Et ne vous croyez pas à l'abri de toute mauvaise surprise avec vos protecteurs, Votre Sainteté. Souvenez-vous que le seigneur Ranti Ang se pensait lui aussi protégé... Pamynx leur intimera l'ordre de vous lâcher et ils vous lâcheront sans le moindre remords. » Harkot se garda bien de préciser que les protecteurs n'étaient plus un obstacle pour lui. « Quant à votre garde vicariale et châtrée, les assassins de Pritiv l'anéantiraient en quelques minutes s'il lui prenait l'absurde fantaisie de résister. Bon nombre de vos cardinaux ont été mis dans la confidence. Ils sont chargés de préparer votre succession. On fera croire à vos fidèles que vous avez succombé à une maladie foudroyante. Vous savez aussi bien que moi que la mort mentale ne laisse pas de trace. »

Tandis qu'il parlait, Harkot percevait mentalement le terrible effort de volonté du muffi pour reprendre empire sur lui-même et affronter cette nouvelle situation au mieux de ses intérêts. L'ego, voilà ce qu'était l'ego, cette faculté humaine de se croire unique, de rester, quoi qu'il arrive, le centre de l'univers.

« Vous m'avez l'air bien sûr de vous, monsieur l'expert. J'avais déjà prévu cette éventualité car, voyez-vous, je possède quelque connaissance des mécanismes intérieurs de mes semblables. Et dans le cas où vous auriez raison, j'ai préparé une riposte adéquate... »

Barrofill le Vingt-quatrième se releva et arpenta la pièce de long en large à petits pas nerveux et saccadés. Il s'efforçait de mettre tout le poids de sa conviction dans ses paroles, mais cela ne suffit pas pour abuser le tueur mental. Harkot savait que le muffi, contrairement à ce qu'il prétendait, n'avait jamais envisagé l'hypothèse d'un complot fomenté contre sa personne. Il avait toujours cru sa position inexpugnable. Du haut des infranchissables murailles érigées par sa méfiance exacerbée, à l'ombre de ses dévoués protecteurs de pensées et inquisiteurs, il s'était toujours figuré que rien ne pouvait échapper à son contrôle, que le poids de l'Eglise dans l'organisation de l'empire le mettait définitivement à l'abri des intrigues de palais. Cependant, mû par un formidable instinct de survie et de combat, il essayait encore de donner le change à un interlocuteur insondable dont les inquisiteurs ne parvenaient pas à déceler les intentions réelles. Leur silence prolongé constituait un aveu d'impuissance.

« Votre Sainteté, les services rendus dans le passé ne valent rien lorsqu'ils contreviennent aux intérêts du présent, déclara Harkot qui ne perdait rien des cogitations forcenées du Pasteur Infaillible, pris au dépourvu. Quand un individu est devenu gênant pour deux autres individus, ceux-ci s'accordent généralement pour l'éliminer et le remplacer par une personnalité plus malléable. L'Eglise du Kreuz constitue une force colossale au sein du nouvel empire et l'on veut en disposer à sa guise, sans restriction...

— Au nom de quoi vous croirais-je, monsieur l'expert ? Après tout, vous êtes peut-être en train de me jouer un tour à la façon du connétable ! N'êtes-vous pas tout simplement en mission sur mon territoire pour m'espionner ? »

Le muffi ne désarmait pas malgré sa perception intuitive de la véracité des arguments d'Harkot. Il avait compris qu'il devrait se passer de l'aide de ses inquisiteurs et tentait désormais de défricher lui-même le terrain.

« Si tel était le cas, Votre Sainteté, j'aurais trouvé le moyen d'endormir votre méfiance. Vous devez donc me croire : tout cela n'est que le strict reflet de la vérité.

— Très bien, tenons votre hypothèse pour vraie. Et puisque vous prétendez crier haut et fort la vérité, si chère aux préceptes du Kreuz et à notre cœur, profitez donc de l'occasion pour me confesser votre intérêt personnel dans l'affaire, monsieur l'expert ! Car il est évident que vous escomptez tirer quelque profit de votre dérangement nocturne. Votre propos n'est pas seulement de m'offrir votre bras secourable, n'est-ce pas ? »

Le Scaythe marqua une pause de manière à bien choisir ses mots.

« J'ai pu constater à diverses reprises que le connétable Pamynx possédait un esprit trop limité pour maîtriser complètement la gestion de l'empire. Il subsiste d'importantes failles souterraines qui, si nous les laissons se développer, finiront par saper les bases de l'empire avant même que nous n'ayons le temps de le consolider. Par conséquent, il nous faut agir vite pour remédier à cet état de fait, faute de quoi le connétable nous conduira tous à notre perte. Vous n'êtes que le premier sur la liste, Votre Sainteté... »

Le muffi esquissa une moue sceptique.

« Comment vous en êtes-vous rendu compte ? Vous disposez d'un réseau ? » fit-il avec une brusque pointe d'agressivité.

Sa petite voix aiguë était une flèche empoisonnée.

« A certaines graves négligences du connétable », répondit Harkot que ces subites et rageuses attaques n'impressionnaient pas, d'autant moins qu'il les prévoyait à chaque fois, ce qui lui procurait un avantage sur l'homme d'Eglise qui, lui, tâtonnait, avançait à l'aveuglette dans une jungle mouvante et inconnue. « Ces négligences m'ont permis de surprendre des choses que je n'aurais pas dû surprendre... Ce projet vous concernant, par exemple...

— Et l'empereur ?

— L'empereur ? Il n'attend qu'une occasion de se défaire de Pamynx. Il vit dans la crainte des pouvoirs de son connétable, dans la hantise d'une possible traîtrise. De plus, il suffit de pousser dame Sibrit, la veuve de son frère, dans son lit, pardonnez-moi la crudité de cette expression, pour s'en faire un ami. »

Mains jointes derrière son dos voûté qui tendait l'étoffe dorée et les festons d'optalium de sa robe de chambre, le muffi vint se planter face à Harkot. Les braises incandescentes de ses yeux mi-clos plongèrent dans les flaques étales et noires de son interlocuteur.

« Encore une fois, monsieur l'expert, à quelles fâcheuses indiscrétions vous êtes-vous livré pour avoir eu vent de tout cela ?

— Encore une fois, peu importe, Votre Sainteté, dit Harkot. Peu importe comment me sont parvenues ces informations. Ce qui compte, c'est que je les mette à votre disposition. A vous de savoir en faire bon usage. Libre à vous de négliger cet avertissement, mais en ce cas, vous serez bientôt un homme mort et l'Eglise du Kreuz sera confiée à des mains inaptes à gérer votre héritage. Vous devez me croire.

— Vous croire ? maugréa le muffi. Vous croire n'est guère aisé, monsieur l'expert ! Guère aisé en vérité!... Vous me tirez d'un profond sommeil et m'annoncez froidement mon prochain assassinat, échafaudé qui plus est par mes deux alliés en principe les plus sûrs : l'un que j'ai aidé à installer sur le trône impérial et l'autre que j'ai soutenu, avec si peu de réserve, dans la conduite des affaires de Syracusa. Nous sommes tous les trois liés dans la spirale du succès... Votre discours a toutes les apparences d'un piège dans lequel vous voudrez bien m'excuser de ne pas tomber, monsieur l'expert ! Probablement êtes-vous envoyé par des dignitaires qui opèrent dans l'ombre, des grands courtisans libertins comme feu Tist d'Argolon, ou encore une clique de cardinaux intrigants ? Bon nombre d'entre eux passent leur temps à chercher un moyen de me renverser du trône pontifical... Pour un appréciable gain de temps et de sommeil, monsieur, je vous somme de me dire la vérité et non votre vérité ! »

Le muffi était convaincu en son for intérieur mais, en raison de l'inhabituel silence de ses inquisiteurs, il avait besoin d'une preuve irréfutable pour se rendre définitivement aux raisons d'Harkot, Bien qu'il n'eût pas envisagé d'en arriver à cette dernière extrémité, le tueur mental décida de révéler une partie de ses secrets. Il ne pouvait désormais plus faire marche arrière.

« Puisque vous n'accordez que peu de crédit à mes paroles, Votre Sainteté, voici un petit exemple de mes... indiscrétions : derrière cette porte (il désigna la porte-eau coulissante par laquelle était entré le muffi), vous avez disposé quatre protecteurs de pensées et deux inquisiteurs. Les uns s'efforcent de protéger vos pensées, les autres cherchent à lire les miennes. Mais le petit micro dans votre oreille droite reste muet, et cela vous perturbe. Et si vous êtes persuadé que vos paravents mentaux sont en mesure de vous éviter toute... indiscrétion, vous vous trompez lourdement : mon intrusion vous a privé, il y a quelques minutes de cela, de la langoureuse étreinte d'enfants au préalable drogués. Le cardinal Frajius Molanaliphul est parvenu, malgré votre plaisir, à vous persuader de me recevoir : il redoutait l'éventualité d'un traquenard dont vous seul, avec l'aide de vos inquisiteurs cachés, étiez apte à déceler les auteurs. Vous avez donc été contraint de renvoyer ces enfants et de les abandonner aux médecins du palais pour le prélèvement de leurs organes, destinés aux cures de jouvence. Ces circonstances expliquent votre irritation soutenue à mon égard. Rassurez-vous, je ne porte pas de jugement sur vous, Votre Sainteté. Je suis un Scaythe, un asexué, je n'ai pas de pénis et je me fiche comme de ma première acaba que vous obéissiez aux pulsions tyranniques du vôtre. Il n'est pas davantage de mon intérêt de colporter ce genre de rumeur sur la place publique. Comme vous pouvez le constater, Votre Sainteté, je joue franc jeu avec vous. Ai-je été suffisamment convaincant ? »

Abasourdi par les révélations du tueur mental, Barrofill le Vingt-quatrième demeura un long moment électrocuté, déconnecté. Les griffes de l'effroi labourèrent son cerveau et son ventre, son sang se gela dans les grosses veines bleutées qui saillaient sous sa peau parcheminée. Un terrible effort de volonté ramena un semblant de cohérence dans cette débâcle intérieure. Il rassembla tant bien que mal le troupeau de ses pensées dispersées, disloquées, et bredouilla :

« Mais que... qu'est-ce... que ça signifie ? » De puissantes vagues de panique déferlaient en lui. Le démantèlement de ses défenses mentales, qu'il avait jusqu'alors considérées comme hermétiques, inviolables, et à l'abri desquelles, comme tout Syracusain utilisant les services des protecteurs, il s'était toujours senti en totale sécurité, le plaçait dans une situation nouvelle, déroutante, à laquelle il n'était pas préparé. Ses protecteurs ne parvenaient pas à le protéger du tueur mental, de cette ombre pourpre statufiée en face de lui. Ses protecteurs, ses béquilles mentales, étaient devenus caducs et cela, bien plus que le voile levé sur certains de ses vices, le remplissait d'un incommensurable effroi. Il eut encore la force de gargouiller :

« Mais la protection... le code d'honneur de la Protection?...

— La déontologie de la protection ne vous gêne guère lorsque vous recevez certains de vos invités », répondit Harkot, satisfait de la tournure des événements.

La frayeur du muffi représentait juste un premier acompte de la revanche qu'il se proposait de prendre sur les humains. Il laissa au pontife le temps de surmonter son émoi puis, lorsqu'il estima que le Pasteur Infaillible avait suffisamment recouvré ses esprits pour assimiler correctement la suite de son discours, il ajouta :

« La décision qui s'impose ne souffre aucun délai, Votre Sainteté. Dans deux jours, l'armée des tueurs mentaux et des mercenaires de Pritiv sera expédiée par les déremats réquisitionnés sur Selp Dik et y livrera l'ultime bataille contre l'Ordre absourate, sur son propre territoire. A l'issue de cet affrontement, le connétable aura tout le temps de mettre sa menace à exécution. Or j'ai besoin de vous, Votre Sainteté. Sachez donc saisir cette opportunité. Nous entrons dans une ère d'évolution, de mouvement. Parier sur le connétable Pamynx, qui représente actuellement l'immobilisme, le conservatisme, c'est parier sur la mort.

— Que... qu'attendez-vous de moi, monsieur l'expert ? » demanda le muffi avec une soudaine déférence.

Il luttait de toutes ses forces pour endiguer le flot de pensées qui inondait son esprit. Il échafaudait déjà une stratégie pour éliminer le personnage vêtu de pourpre qui se dressait en face de lui et dont le miroir-eau du bassin réfléchissait l'image trouble.

« Ces idées de mort à mon encontre constituent une réaction tout à fait normale », remarqua négligemment Harkot.

Le Scaythe prenait un plaisir pervers à maintenir son interlocuteur sur le gril. Cela lui permettait aussi de fournir une nouvelle preuve formelle de son exceptionnel potentiel mental.

« Je suis comme une montagne surgie en pleine nuit dans la plaine, reprit-il. La première réaction est d'éliminer l'intruse au plus vite, pour rassurer le regard accoutumé à la platitude du paysage. Mais de grâce, ne résistez pas à vos pensées spontanées, Votre Sainteté, je ne m'en formalise pas... Ce que j'attends de vous, c'est un appui. Un pacte entre vous et moi qui sommes dès maintenant les vrais piliers de l'empire : vous parce que vous êtes à la tête d'une formidable organisation et que personne d'autre n'en connaît mieux les rouages, la complexité. Moi parce que je suis l'actuelle avant-garde du pouvoir occulte, celle qui recule dans le silence les limites du mental. Il nous sera facile de manœuvrer l'empereur à notre convenance. Deux conditions à cela : pousser dame Sibrit dans ses bras et le débarrasser de Pamynx, moyennant quoi il nous laissera volontiers les pleins pouvoirs. Les assassins de la secte de Pritiv et l'interlice entendront bien vite raison : ce sont des bras, des exécutants, que leur importe le cerveau qui les commande ? Mais peut-être vous dites-vous que vous allez feindre d'accepter mes propositions pour vous empresser, sitôt que j'aurai le dos tourné, de courir rapporter notre petite entrevue à l'empereur et au connétable... »

Barrofill le Vingt-quatrième tressaillit car en réalité c'était exactement ce qu'il prévoyait de faire. Il avait machinalement oublié la redoutable perspicacité de son interlocuteur. Il comprit qu'il lui fallait à présent radicalement modifier son comportement mental. Le spectre pourpre et implacable s'annonçait comme un adversaire autrement plus dangereux que le connétable Pamynx dont il était parvenu à cerner progressivement les limites, les défauts. Pour le moment, il n'avait pas d'autre choix que de collaborer avec Harkot, ne serait-ce que pour gagner un sursis. Il avait besoin de réfléchir au calme, la tête reposée.

« Je n'en attendais pas moins de vous, Votre Sainteté, dit Harkot qui épousait étroitement le cours des pensées du Pasteur Infaillible. Une alliance ponctuelle, provisoire, vous permet à vous de rester en vie et à moi de compter sur le soutien de la première puissance de l'empire. Bien entendu, dans un souci d'efficacité, vous voudrez bien vous abstenir de souffler mot de ceci à quiconque. Je dis bien à quiconque. Pas même à votre fidèle Frajius Molanaliphul. Jusqu'à la fin de la guerre contre la chevalerie absourate, à laquelle je suis convié, cet entretien doit demeurer secret.

— Et si vous échouez contre l'Ordre ? murmura le muffi.

— N'y comptez pas, Votre Sainteté. En l'occurrence, le connétable Pamynx a fort bien mené son affaire. Elle était d'ailleurs dans ses cordes : l'Ordre n'est plus qu'un squelette décérébré qui n'attend qu'une légère secousse pour s'écrouler de tout son long et se perdre dans l'oubli des siècles. Mais l'Ordre n'est plus le véritable ennemi de l'empire.

— Ah?... Et qui d'autre ? demanda le muffi d'une voix éteinte.

— Nos vrais adversaires se terrent dans des couches plus subtiles que celle où évolue l'Ordre. Tellement subtiles qu'elles échappent à la clairvoyance du connétable.

— Cela a-t-il un rapport avec la fille de Sri Alexu qui, m'a-t-on dit, a échappé à plusieurs reprises aux équipes lancées à ses trousses ?

— Elle aurait pu représenter une menace, elle aussi. Elle possède des rudiments de cette science inddique que lui a inculqués son père. Mais elle a eu la malheureuse initiative d'aller se jeter d'elle-même dans la gueule du loup : elle s'est réfugiée à Selp Dik, où elle subira le sort de ses amis chevaliers absourates. Il y a aussi et surtout le cas étrange de ce petit employé de la C.I.L.T. qui a aidé la fille Alexu à passer de la planète Deux-Saisons sur la planète Point-Rouge. Ce même employé est ensuite intervenu sur Point-Rouge, avec l'aide d'un françao de la Camorre et de deux chevaliers de l'Ordre, pour la délivrer des marchands d'esclaves. Lui aussi, il nous a échappé à chaque fois, et tout dernièrement sur Marquinat où il avait été repéré. Le plus étonnant, voyez-vous, c'est que les lecteurs sont incapables de détecter mentalement sa présence. Fort heureusement, l'inspobot de la Compagnie devrait finir par le retrouver. Cette machine possède ses coordonnées cellulaires et olfactives et remontera jusqu'à lui. Nous serons alors à même de l'interroger. C'est un exemple : il existe des humains, dans cet univers, qui passent au travers des mailles du filet mental. Imaginez un instant qu'ils parviennent à transmettre des bribes de leur sorcellerie au plus grand nombre, que croyez-vous qu'il adviendra de l'empire et de l'Eglise. »

Ebranlé par la tirade du tueur mental, le muffi contempla d'un œil distrait les gouttes d'eau compactes du miroir aux reflets irisés. Ses traits tendus montraient qu'il se livrait à une intense réflexion. Il tentait d'appréhender toutes ces nouvelles données aussi rapidement que le lui permettaient ses capacités intellectuelles. D'un geste machinal il resserra les pans lâches de sa robe de chambre. Ses doigts momifiés jouèrent nerveusement avec les mèches bleues et grises qui dépassaient du cache-tête mal ajusté de son colancor, visiblement enfilé à la hâte.

« Laissez-moi un peu de temps, monsieur l'expert, dit-il d'un ton las. Nous nous verrons à votre retour de Selp Dik et nous planifierons alors notre entreprise... » Harkot se fendit d'une rapide courbette. « Sage décision, Votre Sainteté. Non seulement elle sauve votre vie mais aussi et surtout celle de votre Eglise. Ne cherchez pas à me recontacter : c'est moi qui en prendrai l'initiative. Ne cherchez pas non plus, de grâce, à me jouer quelque méchant tour une fois que j'aurai quitté l'enceinte de votre palais. J'ai pris mes précautions. »

Le muffi s'inclina à son tour, de mauvaise grâce, et grinça :

« J'attends donc de vos nouvelles, monsieur l'expert... Avec impatience... »

Harkot sut alors que le Pasteur Infaillible, le maître absolu du gigantesque appareil de répression qu'était l'Eglise, venait de basculer définitivement dans son camp. Par intérêt certes, mais il valait mieux qu'il en fût ainsi. Le calcul créait finalement des liens plus solides et plus stables que l'enthousiasme — l'enthousiasme était un concept purement subjectif —, sujet aux caprices de la versatile nature humaine.

« Nous nous sommes tout dit. Ayez une fin de nuit paisible, Votre Sainteté... »

Le muffi appuya sur le chaton de l'une de ses volumineuses bagues. Deux minutes plus tard, un vicaire aux traits poupins s'introduisit dans la pièce.

« Veuillez raccompagner notre invité jusqu'à la sortie du palais par une issue dérobée, je vous prie ! ordonna Barrofill le Vingt-quatrième.

— Il en sera fait selon votre désir, Votre Sainteté », répondit le vicaire en se courbant pour baiser religieusement l'anneau pontifical.

La porte coulissante s'ouvrit sur un étroit et sombre couloir, traversé à intervalles réguliers de colonnes de lumière pourpre qui tombaient de vitraux surchargés de dorures et de motifs sacrés.

Plus tard, dans une ruelle obscure du quartier de Romantigua, le Scaythe Harkot, tueur mental élevé au grade d'expert, germe atypique d'Hyponéros, reçut une très forte impulsion de l'Hyponériarcat. Il devint alors une antenne majeure, le premier chaînon d'une phase évolutive, le point de départ de la sixième étape du Plan. Les maîtres germes avaient prévu sa mutation : elle était nécessaire à leur stratégie de conquête matricielle.

CHAPITRE XVIII

Monagre : mammifère marin légendaire de la planète Selp Dik. Les zoologues ne sont jamais parvenus à trouver une seule trace — squelette, fossile, dessin, vidéholo — de ces animaux. On pense généralement qu'ils sont le fruit de l'imagination fertile des pêcheurs selpidiens, d'autant plus qu'ils sont mêlés aux légendes courant sur le passage de Sri Lumpa sur Selp Dik. A noter que le mot « monagre » est entré dans le langage usuel des Selpidiens au début de l'ère sharienne. Il désigne un être qui met sa force et son énergie au service du bien public.

 

Dictionnaire universel des mots

et expressions pittoresques,

Académie des langues vivantes

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